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Contre Sainte-Beuve
La Méthode de Sainte-Beuve (extrait)
On y avait pour lui du goût, mais aussi de la considération. « Sachez que si vous tenez à l’opinion des autres, on tient à la vôtre », lui écrivait Mme d’Arbouville, et il nous dit qu’elle lui avait donné comme devise : vouloir plaire et rester libre. En réalité, libre il l’était si peu que, deux pages plus loin, alors que, tant que Mme Récamier vécut, il tremblait de dire quelque chose d’hostile sur Chateaubriand, par exemple, dès que Mme Récamier et Chateaubriand furent morts, il se rattrapa ; je ne sais pas si c’est ce qu’il appela dans ses notes et pensées : « Après avoir été avocat, j’ai bien envie de devenir juge. » Toujours est-il qu’il détruisit, mot par mot, ses opinions précédentes. Ayant eu à rendre compte des Mémoires d’Outre-Tombe après une lecture qui avait eu lieu chez Mme Récamier, arrivé à l’endroit où Chateaubriand dit : « Mais n’est-ce pas là d’étranges détails, des prétentions malsonnantes dans un temps où l’on ne veut que personne soit le fils de son père ? Voilà bien des vanités à une époque de progrès, de révolution », il protestait, trouvait que ce scrupule faisait voir trop de délicatesse : « Non pas ; dans M. de Chateaubriand le chevaleresque est d’une qualité inaliénable ; le gentilhomme en lui n’a jamais failli, mais n’a jamais été obstacle à mieux. » Quand, après la mort de Chateaubriand et de Mme Récamier, il rendit compte des Mémoires d’Outre-Tombe, arrivé à ce même passage : « À la vue de mes parchemins il ne tiendrait qu’à moi, si j’héritais de l’infatuation de mon père et de mon frère, de me croire cadet des ducs de Bretagne », il interrompt l’auguste narrateur. Mais cette fois, ce n’est plus pour lui dire : « Mais c’est trop naturel. – Comment ! lui dit-il. Mais en ce moment que faites-vous donc, sinon de cumuler un reste de cette infatuation, comme vous dites, avec la prétention d’en être guéri ? C’est là une prétention double, et au moins l’infatuation dont vous taxez votre père et votre frère était plus simple. » Même sur le compte d’un des hommes, dont il a dit le plus de bien avec le plus d’éclat, le plus de goût, le plus de continuité, le chancelier Pasquier, il me semble que s’il n’a pas contredit ces éloges enthousiastes, c’est sans doute parce que la vieillesse indéfiniment prolongée de Mme de Boigne l’en a empêché. « Mme de Boigne, lui écrit le Chancelier, se plaint de ne plus vous voir (comme George Sand lui écrivait : « Musset a souvent envie d’aller vous voir et de vous tourmenter pour que vous veniez chez nous, mais je l’en empêche, quoique je fusse toute prête à y aller avec lui, si je ne craignais que ce fût inutile.”) ; voulez-vous venir me prendre au Luxembourg ? Nous causerons, etc. » À la mort du Chancelier, Mme de Boigne vit encore. Trois articles sur le Chancelier, assez élogieux pour plaire à cette amie désolée. Mais à la mort de Pasquier nous lisons dans les Portraits : « Cousin dit… » et il dit à Goncourt au dîner Magny : « Je ne vous en parlerai pas précisément comme littérature. Dans la société de Chateaubriand il était à peine toléré », qui ne peut pas s’empêcher de dire : « C’est affreux d’être pleuré par Sainte-Beuve. »

Mais généralement sa susceptibilité, son humeur changeante, son prompt dégoût de ce dont il s’était d’abord engoué, faisaient que, du vivant des gens, il se « rendait libre ». On n’avait pas besoin d’être mort, il suffisait d’être brouillé avec lui et c’est ainsi que nous avons des articles contradictoires sur Hugo, Lamartine, Lamennais, etc., et sur Béranger, dont il dit dans les Lundis : « Pour couper court avec ceux qui se souviendraient que j’ai autrefois, il y a plus de quinze ans, fait un portrait de Béranger tout en lumières et sans y mettre d’ombre, je répondrai que c’est précisément pour cela que je veux le refaire. Quinze ans, c’est assez pour que le modèle change, ou du moins se marque mieux ; c’est assez surtout pour que celui qui a la prétention de peindre se corrige, se forme, se modifie en un mot lui-même profondément. Jeune, je mêlais aux portraits que je faisais des poètes beaucoup d’affection et d’enthousiasme, je ne m’en repens pas ; j’y mettais même un peu de connivence. Aujourd’hui, je n’y mets rien, je l’avoue, qu’un sincère désir de voir et de montrer les choses et les personnes telles qu’elles sont, telles du moins qu’en ce moment elles me paraissent. » Cette « liberté reprise » faisait de sa « volonté de plaire » un contrepoids, qui était indispensable à la considération. Il faut ajouter qu’en lui, il avait, avec une certaine disposition à s’incliner devant les pouvoirs établis, une certaine disposition à s’en affranchir, une tendresse mondaine et conservatrice, une tendresse libérale et libre penseuse. À la première, nous devons la place énorme que tous les grands personnages politiques de la monarchie de Juillet tiennent dans son œuvre, où on ne peut faire un pas dans ces salons où il assemble les interlocuteurs illustres, pensant que de la discussion jaillit la lumière, sans rencontrer M. Molé, tous les Noailles possibles, qu’il respecte au point de trouver qu’il serait coupable, après deux cents ans, de citer entièrement, dans un de ses articles, le portrait de Mme de Noailles dans Saint-Simon, et qu’à côté de cela, en revanche de cela, il tonne contre les candidatures aristocratiques de l’Académie (pourtant à propos de l’élection si légitime du duc de Broglie), disant : ces gens-là finiront par se faire nommer par leurs concierges.

Vis-à-vis de l’Académie même, son attitude est à la fois d’un ami de M. Molé, qui trouve que la candidature de Baudelaire, pourtant son grand ami, serait une plaisanterie, et qui écrit qu’il doit être déjà fier d’avoir plu aux académiciens : « Vous avez fait bonne impression, cela n’est-il rien ? », et tantôt d’un ami de Renan, qui trouve que Taine s’est humilié en soumettant ses Essais au jugement d’académiciens, qui ne peuvent le comprendre, qui tonne contre Mgr Dupanloup qui a empêché Littré d’être de l’Académie et qui dit à son secrétaire dès le premier jour : « Le jeudi je vais à l’Académie, mes collègues sont des gens insignifiants. » Il fait des articles de complaisance et l’a avoué lui-même pour l’un ou l’autre, mais refuse, avec violence, de dire du bien de M. Pongerville dont il dit : « Aujourd’hui, il n’entrerait pas. » Il a ce qu’il appelle le sentiment de sa dignité et le manifeste d’une façon solennelle, qui est quelquefois comique. Passe encore que, stupidement accusé d’avoir touché un pot-de-vin de cent francs, il raconte qu’il écrivit au Journal des Débats une lettre « dont l’accent ne trompe pas, comme seuls peuvent en écrire des honnêtes gens ». Passe encore qu’accusé par M. de Pont-martin… ou que, se croyant indirectement visé par un discours de M. Villemain, il s’écrie : [… ] Mais il est comique, qu’après avoir averti les Goncourt qu’il dirait du mal de Madame Gervaisais et ayant appris, par un tiers qu’ils auraient dit à la princesse : « Sainte-Beuve voit bien… », il entre dans une colère blanche sur ce mot d’éreintement, s’écrie : « Je ne fais pas d’éreintement. » C’est un des Sainte-Beuve, qui répondit aux…


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Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon 1675-1755 “Mémoires” Tome 19, Chapitre 2, (ou Tome 12, Chapitre 9)

Après avoir différé, et parlé de tous les ministres étrangers, il faut enfin venir à M. de Maulevrier. De ma vie je ne l’avois vu qu’à Madrid, ni n’avois eu occasion de rien direct ni indirect à son égard, ni avec personne qui lui touchât en rien. Le seul des siens que j’avois vu et connu étoit l’abbé de Maulevrier, son oncle, aumônier du feu roi, dont il a été parlé ici quelquefois, et avec lequel j’avois toujours été fort bien. J’ignore donc en quoi je pus déplaire à un homme entièrement inconnu, et qui sans mon consentement n’auroit pas eu l’honneur de recevoir le caractère d’ambassadeur du roi. Dès Paris, je savois qu’il avoit trouvé fort mauvais que je vinsse en Espagne, et comme je l’ai déjà dit, qu’on n’eût pas choisi le duc de Villeroy ou La Feuillade. Je résolus d’ignorer cette impertinence, et de vivre avec lui comme si j’eusse été content de lui. Je trouvai un homme fort respectueux, fort silencieux, fort réservé, et je m’aperçus bientôt qu’il n’y avoit rien dans cette épaisse bouteille que de l’humeur, de la grossièreté et des sottises. Je ne sais où l’abbé Dubois avoit pris un animal si mal peigné.

Il l’avoit fait accompagner par un marchand, devenu petit financier, qui s’appeloit Robin, et qui en portoit tout à fait la mine. C’étoit pour le diriger dans les affaires du commerce, mais il se trouva qu’il le dirigeoit dans toutes, et que sans Robin aucune n’eût marché. Aussi Robin, qui avoit de l’esprit et du sens, ayant envie d’être dépêché au roi pour lui porter son contrat de mariage, je n’osai priver Maulevrier de son mentor, quoiqu’ils m’en priassent tous deux. Je me contentai de mander le refus au cardinal Dubois sans m’expliquer de la raison. Le cardinal ne fut pas si réservé dans sa réponse à cet article. Il me remercia de l’avoir refusé, et ajouta plaisamment que Robin étoit l’Apollon sans lequel Maulevrier ne pouvoit faire des vers. Peu de jours après mon arrivée, je l’allai voir en cérémonie. Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, il voulut donner la main à mes enfants. Je m’en aperçus assez tôt pour l’empêcher.

Sa bêtise l’avoit mis à merveille avec Grimaldo, parce que sans autre façon, il lui montroit toutes les dépêches qu’il recevoit de la cour. Rien n’étoit plus commode au ministre d’Espagne. J’en avertis le cardinal Dubois, mais sans aucun commentaire, qui me manda qu’il n’étoit pas à le savoir, et que tout le remède qu’il y avoit trouvé, c’étoit d’être fort attentif à ne rien écrire à Maulevrier que Grimaldo ne pût voir.

J’ai expliqué ailleurs la conduite qu’il eut avec moi à la signature du contrat de mariage. Si je m’amusois à marquer toutes ses sottises, je serois bien long et bien ennuyeux. Malgré tout cela, je lui montrai toujours le même visage, et à son caractère les mômes égards. Il venoit presque tous les jours chez moi le plus librement du monde et très souvent dîner, fort souvent aussi au palais ensemble. Le monde qui avoit ou vu ou su ce qui s’étoit passé à la signature du contrat de mariage, et qui le haïssoit et le méprisoit, admiroit ou mon tranquille mépris ou ma patience. Comme j’avois résolu de ne me point fâcher, et surtout de ne point divertir le monde à nos dépens, je tournois toujours ce qu’on me disoit de lui en plaisanterie, et disois qu’il étoit le meilleur homme du monde.

Sa grossièreté, son humeur et sa bêtise lui avoient acquis une haine peu commune et générale. Il me voyoit personne, et disoit franchement au palais, à tous ces seigneurs, qu’il aimoit mieux être tout seul que voir des Espagnols. Cette brutalité qu’ils m’ont tous rapportée, qu’il leur répétoit souvent, est inconcevable. Il blâmoit devant eux leurs mœurs, leurs coutumes, leurs manières, leur disoit qu’elles étoient ridicules, n’en approuvoit aucune, et même ce qu’il y avoit de plus beau, édifices, fêtes, etc., il le trouvoit vilain, et se plaisoit à le leur dire, jusque-là qu’il n’avoit pas honte de leur témoigner nettement et souvent qu’il ne pouvoit souffrir l’Espagne ni les Espagnols. La plupart des seigneurs lui tournoient le dos au palais: je l’y trouvois isolé, seul au milieu de la cour.

Quoique ces brutalités me revinssent de toutes parts, je les aurois crues exagérées, sans une des plus fortes dont je fus témoin et bien honteux. C’étoit à Lerma, la veille du mariage, et la première fois que je fis la révérence au roi et à la reine après ma petite vérole. J’attendois, pour avoir cet honneur, dans une petite pièce devant leur appartement intérieur avec Maulevrier et cinq ou six grands d’Espagne, avec lesquels je causois. Un homme étoit dans la même pièce, au haut d’une fort longue échelle, qui rattachoit une tapisserie. Tout d’un coup voilà Maulevrier qui se met à dire en faisant la grimace: « Voyez-vous cet animal là-haut, combien il est maladroit; aussi est-ce un Espagnol. » Et tout de suite à dire des injures. Moi, bien étonné, à rompre les chiens, et ces seigneurs à me regarder. Pour tout cela, Maulevrier ne démordit point. « B…. d’Espagnol, dit-il, je voudrois te voir tomber de là-haut pour ta peine, et te rompre le cou; tu le mériterois bien, j’en donnerois deux pistoles. » Véritablement je fus si effarouché, que je n’eus pas le mot à dire pour détourner ces beaux propos: « Eh le sot b….. d’Espagnol! Eh le sot! eh le maladroit! mais voyez donc comme il est gauche. » J’écoutai tout comme ne sachant plus ce que j’entendois ni où j’étois. Ces seigneurs, à force d’excès, s’en mirent à rire et à me dire: « M. le marquis de Maulevrier nous loue toujours. J’eusse voulu être en mon village. Ce mot n’arrêta point Maulevrier; il soutint son dire. Enfin je fus appelé pour entrer où étoient le roi et la reine. Je pense qu’après les avoir quittés, ces seigneurs ne tinrent pas longue compagnie à cet ambassadeur si bien appris; outre qu’avec la haine, cette rusticité lui concilia le mépris, et sa vie mesquine en table nulle, et en équipages pauvres et courts, l’acheva. Il me donna pourtant une fois et même deux un assez grand et bon repas.

Tome 05, Chapitre 04

Il y en avoit eu en effet plusieurs à faire pleurer, mais quels et combien en comparaison de ceux de 1724, et de quelques autres encore depuis ! Le bon maréchal était toutes les vertus mêmes, mais peu réjouissantes et avec peu d’esprit. Après une longue visite, L’Enclos baille, le regarde, puis s’écrie :
« Seigneur, que de vertus vous me faites haïr! »
qui est un vers de je ne sais plus quelle pièce de théâtre. On peut juger de la risée et du scandale. Cette saillie pourtant ne les brouilla point. L’Enclos passa de beaucoup quatre-vingts ans, toujours saine, visitée, considérée. Elle donna à Dieu ses dernières années, et sa mort fit une nouvelle. La singularité unique de ce personnage m’a fait étendre sur elle.