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— Je vais aller voir ça.
— Vous êtes bien brave… C’est par là! que m’indiquait le père, dans la direction de Noirceur-sur-la-Lys… Même il sortit sur la chaussée pour me regarder m’en aller. La fille et la mère demeurèrent craintives auprès du petit cadavre, en veillée.
— Reviens! qu’elles lui faisaient de l’intérieur. Rentre donc Joseph, t’as rien à faire sur la route, toi…
— Vous êtes bien brave, me dit-il encore le père, et il me serra la main.
Je repris, au trot, la route du Nord.
— Leur dites pas que nous sommes encore là au moins!
La fille était ressortie pour me crier cela.
— Ils le verront bien, demain, répondis-je, si vous êtes là!
J’étais pas content d’avoir donné mes cent sous. Il y avait ces cent sous entre nous. Ça suffit pour haïr, cent sous, et désirer qu’ils en crèvent tous. Pas d’amour à perdre dans ce monde, tant qu’il y aura cent sous.

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— Demain! répétaient-ils, eux, douteux…
Demain, pour eux aussi, c’était loin, ça n’avait pas beaucoup de sens un demain comme ça. Il s’agissait de vivre une heure de plus au fond pour nous tous, et une seule heure dans un monde où tout s’est rétréci au meurtre c’est déjà un phénomène.

Ce ne fut plus bien long. Je trottais d’arbre en arbre et m’attendais à être interpellé ou fusillé d’un moment à l’autre. Et puis rien.

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Il devait être sur les deux heures après minuit, guère plus, quand je parvins sur le faîte d’une petite colline, au pas. De là j’ai aperçu tout d’un coup en contrebas des rangées et encore des rangées de becs de gaz allumés, et puis, au premier plan, une gare tout éclairée avec ses wagons, son buffet, d’où ne montait cependant aucun bruit… Rien.

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Des rues, des avenues, des réverbères, et encore d’autres parallèles de lumières, des quartiers entiers, et puis le reste autour, plus que du noir, du vide, avide autour de la ville, tout étendue elle, étalée devant moi, comme si on l’avait perdue la ville, tout allumée et répandue au beau milieu de la nuit. J’ai mis pied à terre et je me suis assis sur un petit tertre pour regarder ça pendant un bon moment.

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Cela ne m’apprenait toujours pas si les Allemands étaient entrés dans Noirceur, mais comme je savais que dans ces cas-là, ils mettaient le feu d’habitude, s’ils étaient entrés et s’ils n’y mettaient point le feu tout de suite à la ville, c’est sans doute qu’ils avaient des idées et des projets pas ordinaires.
Pas de canon non plus, c’était louche.

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Mon cheval voulait se coucher lui aussi. Il tirait sur sa bride et cela me fit retourner. Quand je regardai à nouveau du côté de la ville, quelque chose avait changé dans l’aspect du tertre devant moi, pas grand-chose, bien sûr, mais tout de même assez pour que j’appelle.
«Hé là! qui va là?…»
Ce changement dans la disposition de l’ombre avait eu lieu à quelques pas… Ce devait être quelqu’un…

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— Gueule pas si fort! que répondit une voix d’homme lourde et enrouée, une voix qui avait l’air bien française.
— T’es à la traîne aussi toi? qu’il me demande de même. À présent, je pouvais le voir. Un fantassin c’était, avec sa visière bien cassée «à la classe». Après des années et des années, je me souviens bien encore de ce moment là, sa silhouette sortant des herbes, comme faisaient des cibles au tir autrefois dans les fêtes, les soldats.

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Nous nous rapprochions. J’avais mon revolver à la main. J’aurais tiré sans savoir pourquoi, un peu plus.
— Écoute, qu’il me demande, tu les as vus, toi?
— Non, mais je viens par ici pour les voir.
— T’es du 145e dragons?
— Oui, et toi?
— Moi, je suis un réserviste…
— Ah! que je fis. Ça m’étonnait, un réserviste. Il était le premier réserviste que je rencontrais dans la guerre. On avait toujours été avec des hommes de l’active nous. Je ne voyais pas sa figure, mais sa voix était déjà autre que les nôtres, comme plus triste, donc plus valable que les nôtres. À cause de cela, je ne pouvais m’empêcher d’avoir un peu confiance en lui. C’était un petit quelque chose.

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— J’en ai assez moi, qu’il répétait, je vais aller me faire paumer par les Boches…
Il cachait rien.
— Comment que tu vas faire?
Ça m’intéressait soudain, plus que tout, son projet, comment qu’il allait s’y prendre lui pour réussir à se faire paumer?
— J’sais pas encore…
— Comment que t’as fait toujours pour te débiner?…
C’est pas facile de se faire paumer!
— J’m’en fous, j’irai me donner.
— T’as donc peur?
— J’ai peur et puis je trouve ça con, si tu veux mon avis, j’m’en fous des Allemands moi, ils m’ont rien fait…
— Tais-toi, que je lui dis, ils sont peut-être à nous écouter…
J’avais comme envie d’être poli avec les Allemands.
J’aurais bien voulu qu’il m’explique celui-là pendant qu’il y était, ce réserviste, pourquoi j’avais pas de courage non plus moi, pour faire la guerre, comme tous les autres… Mais il n’expliquait rien, il répétait seulement qu’il en avait marre.

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Il me raconta alors la débandade de son régiment, la veille, au petit jour, à cause des chasseurs à pied de chez nous, qui par erreur avaient ouvert le feu sur sa compagnie à travers champs. On les avait pas attendus à ce moment-là. Ils étaient arrivés trop tôt de trois heures sur l’heure prévue. Alors les chasseurs, fatigués, surpris, les avaient criblés. Je connaissais l’air, on me l’avait joué.

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— Moi, tu parles, si j’en ai profité! qu’il ajoutait. “Robinson, que je me suis dit! — C’est mon nom Robinson!… Robinson Léon! — C’est maintenant ou jamais qu’il faut que tu les mettes”, que je me suis dit!… Pas vrai? J’ai donc pris par le long d’un petit bois et puis là, figure-toi, que l’ai rencontré notre capitaine… Il était appuyé à un arbre, bien amoché le piton!… En train de crever qu’il
était… Il se tenait la culotte à deux mains, à cracher… Il saignait de partout en roulant des yeux… Y avait personne
avec lui. Il avait son compte… «Maman! maman!» qu’il pleurnichait tout en crevant et en pissant du sang aussi…

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«”Finis ça! que je lui dis. Maman! Elle t’emmerde!”»… Comme ça, dis donc, en passant!… Sur le coin de la gueule!… Tu parles si ça a dû le faire jouir la vache!… Hein, vieux!… C’est pas souvent, hein, qu’on peut lui dire ce qu’on pense, au capitaine… Faut en profiter. C’est rare!… Et pour foutre le camp plus vite, j’ai laissé tomber le barda et puis les armes aussi… Dans une mare à canards qui était là à côté…

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Figure-toi que moi, comme tu me vois, j’ai envie de tuer personne, j’ai pas appris… J’aimais déjà pas les histoires de bagarre, déjà en temps de paix… Je m’en allais… Alors tu te rends compte?… Dans le civil, j’ai essayé d’aller en usine régulièrement… J’étais même un peu graveur, mais j’aimais pas ça, à cause des disputes, j’aimais mieux vendre les journaux du soir et dans un quartier tranquille où j’étais connu, autour de la Banque de France… Place des Victoires si tu veux savoir… Rue des Petits-Champs… C’était mon lot… J’dépassais jamais la rue du Louvre et le Palais-Royal d’un côté, tu vois d’ici… Je faisais le matin des commissions pour
les commerçants… Une livraison l’après-midi de temps en temps, je bricolais quoi… Un peu manœuvre… Mais je veux pas d’armes moi!…

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Si les Allemands te voient avec des armes, hein? T’es bon! Tandis que quand t’es en fantaisie, comme moi maintenant… Rien dans les mains… Rien dans les poches… Ils sentent qu’ils auront moins de mal à te faire prisonnier, tu comprends? Ils savent à qui ils ont affaire… Si on pouvait arriver à poil aux Allemands, c’est ça qui vaudrait encore mieux… Comme un cheval! Alors ils pourraient pas
savoir de quelle armée qu’on est?…
— C’est vrai ça!

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Je me rendais compte que l’âge c’est quelque chose pour les idées. Ça rend pratique.
— C’est là qu’ils sont, hein?
Nous fixions et nous estimions ensemble nos chances et cherchions notre avenir comme aux cartes dans le grand plan lumineux que nous offrait la ville en silence.
— On y va?
Il s’agissait de passer la ligne du chemin de fer d’abord. S’il y avait des sentinelles, on serait visés. Peut-être pas. Fallait voir. Passer au-dessus ou en dessous par le tunnel.
— Faut nous dépêcher, qu’a ajouté ce Robinson… C’est la nuit qu’il faut faire ça, le jour, il y a plus d’amis, tout le monde travaille pour la galerie, le jour, tu vois, même à la guerre c’est la foire… Tu prends ton canard avec toi?

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J’emmenai le canard.8 Prudence pour filer plus vite si on était mal accueillis. Nous parvînmes au passage à niveau, levés ses grands bras rouge et blanc. J’en avais jamais vu non plus des barrières de cette forme-là. Y en avait pas des comme ça aux environs de Paris.
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— Tu crois qu’ils sont déjà entrés dans la ville, toi?
— C’est sûr! qu’il a dit… Avance toujours!…
On était à présent forcés d’être aussi braves que des braves, à cause du cheval qui avançait tranquillement derrière nous, comme s’il nous poussait avec son bruit, on n’entendait que lui. Toc! et toc! avec ses fers. Il cognait en plein dans l’écho, comme si de rien n’était.

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Ce Robinson comptait donc sur la nuit pour nous sortir de là?… On allait au pas tous les deux au milieu de la rue vide, sans ruse du tout, au pas cadencé encore, comme à l’exercice.
Il avait raison, Robinson, le jour était impitoyable, de la terre au ciel. Tels que nous allions sur la chaussée, on devait avoir l’air bien inoffensifs tous les deux toujours, bien naïfs même, comme si l’on rentrait de permission.
«T’as entendu dire que le 1er hussards a été fait prisonnier tout entier?… dans Lille?… Ils sont entrés comme ça, qu’on a dit, ils savaient pas, hein! le colonel devant… Dans une rue principale mon ami! Ça s’est refermé… Par-devant… Parderrière… Des Allemands partout!… Aux fenêtres!… Partout… Ça y était… Comme des rats qu’ils étaient faits!… Comme des rats! Tu parles d’un filon!…
— Ah! les vaches!…

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— Ah dis donc! Ah dis donc!…
On n’en revenait pas nous autres de cette admirable capture, si nette, si définitive… On en bavait. Les boutiques portaient toutes leurs volets clos, les pavillons d’habitation aussi, avec leur petit jardin par-devant, tout ça bien propre. Mais après la Poste on a vu que l’un de ces pavillons, un peu plus blanc que les autres, brillait de toutes ses lumières à toutes les fenêtres, au premier comme à l’entresol. On a été sonner à la porte. Notre cheval toujours derrière nous. Un homme épais et barbu nous ouvrit.
«Je suis le Maire de Noirceur — qu’il a annoncé tout de suite, sans qu’on lui demande — et j’attends les Allemands!»

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Et il est sorti au clair de lune pour nous reconnaître le Maire. Quand il s’aperçut que nous n’étions pas des Allemands nous, mais encore bien des Français, il ne fut plus si solennel, cordial seulement. Et puis gêné aussi. Évidemment, il ne nous attendait plus, nous venions un peu en travers des dispositions qu’il avait dû prendre, des résolutions arrêtées. Les Allemands devaient entrer à Noirceur cette nuit-là, il était prévenu et il avait tout réglé avec la Préfecture, leur colonel ici, leur ambulance là-bas, etc… Et s’ils entraient à présent? Nous étant là? Ça ferait sûrement des histoires! Ça créerait sûrement des complications… Cela il ne nous le dit pas nettement, mais on voyait bien qu’il y pensait.

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Alors il se mit à nous parler de l’intérêt général, dans la nuit, là, dans le silence où nous étions perdus. Rien que de l’intérêt général… Des biens matériels de la communauté… Du patrimoine artistique de Noirceur, confié à sa charge, charge sacrée, s’il en était une… De l’église du XVe siècle notamment… S’ils allaient la brûler l’église du XVe? Comme celle de Condé-sur-Yser à côté! Hein?… Par simple mauvaise humeur… Par dépit de nous trouver là nous… Il nous fit ressentir toute la responsabilité que nous
encourions… Inconscients jeunes soldats que nous étions!… Les Allemands n’aimaient pas les villes louches où rôdaient encore des militaires ennemis. C’était bien connu.

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Pendant qu’il nous parlait ainsi à mi-voix, sa femme et ses deux filles, grosses et appétissantes blondes, l’approuvaient fort, de-ci, de-là, d’un mot… On nous rejetait, en somme. Entre nous, flottaient les valeurs sentimentales et archéologiques, soudain fort vives, puisqu’il n’y avait plus personne à Noirceur dans la nuit pour les contester… Patriotiques, morales, poussées par des mots, fantômes qu’il essayait de rattraper, le Maire, mais qui s’estompaient aussitôt vaincus par notre peur et notre égoïsme à nous et aussi par la vérité pure et simple.

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Il s’épuisait en de touchants efforts, le Maire de Noirceur, ardent à nous persuader que notre Devoir était bien de foutre le camp tout de suite à tous les diables, moins brutal certes mais tout aussi décidé dans son genre que notre commandant Pinçon.
De certain, il n’y avait à opposer décidément à tous ces puissants que notre petit désir, à nous deux, de ne pas mourir et de ne pas brûler. C’était peu, surtout que ces choses-là ne peuvent pas se déclarer pendant la guerre. Nous retournâmes donc vers d’autres rues vides. Décidément tous les gens que j’avais rencontrés pendant cette nuit-là m’avaient montré leur âme.

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— C’est bien ma chance! qu’il remarqua Robinson comme on s’en allait. Tu vois, si seulement t’avais été un Allemand toi, comme t’es un bon gars aussi, tu m’aurais fait prisonnier et ça aurait été une bonne chose de faite… On a du mal à se débarrasser de soi-même en guerre!
— Et toi, que je lui ai dit, si t’avais été un Allemand, tu m’aurais pas fait prisonnier aussi? T’aurais peut-être alors eu leur médaille militaire! Elle doit s’appeler d’un drôle de mot en allemand leur médaille militaire, hein?

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Comme il ne se trouvait toujours personne sur notre chemin à vouloir de nous comme prisonniers, nous finîmes par aller nous asseoir sur un banc dans un petit square et on a mangé alors la boîte de thon que Robinson Léon promenait et réchauffait dans sa poche depuis le matin. Très au loin, on entendait du canon à présent, mais vraiment très loin. S’ils avaient pu rester chacun de leur côté, les ennemis, et nous laisser là tranquilles!

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Après ça, c’est un quai qu’on a suivi; et le long des péniches à moitié déchargées, dans l’eau, à longs jets, on a uriné. On emmenait toujours le cheval à la bride, derrière nous, comme un très gros chien, mais près du Pont, dans la maison du Pasteur, à une seule pièce, sur un matelas aussi, était étendu encore un mort, tout seul, un Français, commandant de chasseurs à cheval qui ressemblait d’ailleurs un peu à ce Robinson, comme tête.

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— Tu parles qu’il est vilain! que me fit remarquer Robinson. Moi j’aime pas les morts…
— Le plus curieux, que je lui répondis, c’est qu’il te ressemble un peu. Il a un long nez comme le tien et toi t’es pas beaucoup moins jeune que lui…
— Ce que tu vois, c’est par la fatigue, forcément qu’on se ressemble un peu tous, mais si tu m’avais vu avant… Quand je faisais de la bicyclette tous les dimanches!… J’étais beau gosse! J’avais des mollets, mon vieux! Du sport, tu sais! Et ça développe les cuisses aussi…
On est ressortis, l’allumette qu’on avait prise pour le regarder s’était éteinte.
— Tu vois, c’est trop tard, tu vois!…
Une longue raie grise et verte soulignait déjà au loin la crête du coteau, à la limite de la ville, dans la nuit; le Jour! Un de plus! Un de moins! Il faudrait essayer de passer à travers celui-là encore comme à travers les autres, devenus des espèces de cerceaux de plus en plus étroits, les jours, et tout remplis avec des trajectoires et des éclats de mitraille.

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«(Robinson) Tu reviendras pas par ici toi, dis, la nuit prochaine ? Qu’il demanda en me quittant.
(Bardamu) Il n’y a pas de nuit prochaine, mon vieux !… Tu te prends donc pour un général !
(Robinson) J’ pense plus à rien, moi, qu’il a fait, pour finir… À rien, t’entends !… J’ pense qu’à pas crever… Ça suffit… J’ me dis qu’un jour de gagné, c’est toujours un jour de plus !
(Bardamu) T’as raison… Au revoir, vieux, et bonne chance !…
(Robinson) Bonne chance à toi aussi ! Peut-être qu’on se reverra ! »
On est retournés chacun dans la guerre. Et puis il s’est passé des choses et encore des choses, qu’il est pas facile de raconter à présent, à cause que ceux d’aujourd’hui ne les comprendraient déjà plus.

 


[05]
 

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Pour être bien vus et considérés, il a fallu se dépêcher dare-dare de devenir bien copains avec les civils parce qu’eux, à l’arrière, ils devenaient à mesure que la guerre avançait, de plus en plus vicieux. Tout de suite j’ai compris ça en rentrant à Paris et aussi que leurs femmes avaient le feu au derrière, et les vieux des gueules grandes comme ça, et les mains partout, aux culs, aux poches.

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On héritait des combattants à l’arrière, on avait vite appris la gloire et les bonnes façons de la supporter courageusement et sans douleur.
Les mères, tantôt infirmières, tantôt martyres, ne quittaient plus leurs longs voiles sombres, non plus que le petit diplôme que le Ministre leur faisait remettre à temps par l’employé de la Mairie. En somme, les choses s’organisaient.

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Pendant des funérailles soignées on est bien tristes aussi, mais on pense quand même à l’héritage, aux vacances prochaines, à la veuve qui est mignonne, et qui a du tempérament, dit-on, et à vivre encore, soi-même, par contraste, bien longtemps, à ne crever jamais peut être… Qui sait?
Quand on suit ainsi l’enterrement, tous les gens vous envoient des grands coups de chapeau. Ça fait plaisir. C’est le moment alors de bien se tenir, d’avoir l’air convenable, de ne pas rigoler tout haut, de se réjouir seulement en dedans. C’est permis. Tout est permis en dedans.

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Dans le temps de la guerre, au lieu de danser à l’entresol, on dansait dans la cave. Les combattants le toléraient et mieux encore, ils aimaient ça. Ils en demandaient dès qu’ils arrivaient et personne ne trouvait ces façons louches. Y a que la bravoure au fond qui est
louche. Être brave avec son corps? Demandez alors à l’asticot aussi d’être brave, il est rose et pâle et mou, tout comme nous.

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Pour ma part, je n’avais plus à me plaindre. J’étais même en train de m’affranchir par la médaille militaire que j’avais gagnée, la blessure et tout. En convalescence, on me l’avait apportée la médaille, à l’hôpital même. Et le même jour, je m’en fus au théâtre, la montrer aux civils pendant les entractes. Grand effet. C’était les premières médailles qu’on voyait dans Paris. Une affaire! C’est même à cette occasion, qu’au foyer de l’Opéra-Comique, j’ai rencontré la petite Lola d’Amérique et c’est à cause d’elle que je me suis tout à fait dessalé.

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Il existe comme ça certaines dates qui comptent parmi tant de mois où on aurait très bien pu se passer de vivre. Ce jour de la médaille à l’Opéra-Comique fut dans la mienne, décisif.
À cause d’elle, de Lola, je suis devenu tout curieux des États-Unis, à cause des questions que je lui posais tout de suite et auxquelles elle ne répondait qu’à peine. Quand on est lancé de la sorte dans les voyages, on revient quand on peut et comme on peut…

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Au moment dont je parle, tout le monde à Paris voulait posséder son petit uniforme. Il n’y avait guère que les neutres et les espions qui n’en avaient pas, et ceux-là c’était presque les mêmes. Lola avait le sien d’uniforme officiel et un vrai bien mignon, rehaussé de petites croix rouges partout, sur les manches, sur son menu bonnet de police, coquinement posé de travers toujours sur ses cheveux ondulés. Elle était venue nous aider à sauver la France, confiait-elle au Directeur de l’hôtel, dans la mesure de ses faibles forces, mais avec tout son cœur! Nous nous comprîmes tout de suite, mais pas complètement toutefois, parce que les élans du cœur m’étaient devenus tout à fait
désagréables. Je préférais ceux du corps, tout simplement. Il faut s’en méfier énormément du cœur, on me l’avait appris et comment! à la guerre. Et je n’étais pas près de oublier.