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Marcel Proust
Contre Sainte-Beuve
01 Préface

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Chaque jour j’attache moins de prix à l’intelligence. Chaque jour je me rends mieux compte que ce n’est qu’en dehors d’elle que l’écrivain peut ressaisir quelque chose de nos impressions, c’est-à-dire atteindre quelque chose de lui-même et la seule matière de l’art. Ce que l’intelligence nous rend sous le nom de passé n’est pas lui. En réalité, comme il arrive pour les âmes des trépassés dans certaines légendes populaires, chaque heure de notre vie, aussitôt morte, s’incarne et se cache en quelque objet matériel. Elle y reste captive, à jamais captive, à moins que nous ne rencontrions l’objet. À travers lui nous la reconnaissons, nous l’appelons, et elle est délivrée. L’objet où elle se cache – ou la sensation, puisque tout objet par rapport à nous est sensation –, nous pouvons très bien ne le rencontrer jamais.

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Et c’est ainsi qu’il y a des heures de notre vie qui ne ressusciteront jamais. C’est que cet objet est si petit, si perdu dans le monde, il y a si peu de chances qu’il se trouve sur notre chemin ! Il y a une maison de campagne où j’ai passé plusieurs étés de ma vie. Parfois je pensais à ces étés, mais ce n’étaient pas eux. Il y avait grande chance pour qu’ils restent à jamais morts pour moi. Leur résurrection a tenu, comme toutes les résurrections, à un simple hasard.

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L’autre soir, étant rentré glacé par la neige, et ne pouvant me réchauffer, comme je m’étais mis à lire dans ma chambre sous la lampe, ma vieille cuisinière me proposa de me faire une tasse de thé, dont je ne prends jamais. Et le hasard fit qu’elle m’apporta quelques tranches de pain grillé. Je fis tremper le pain grillé dans la tasse de thé, et au moment où je mis le pain grillé dans ma bouche et où j’eus la sensation de son amollissement pénétré d’un goût de thé contre mon palais, je ressentis un trouble, des odeurs de géraniums, d’orangers, une sensation d’extraordinaire lumière, de bonheur ;

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je restai immobile, craignant par un seul mouvement d’arrêter ce qui se passait en moi et que je ne comprenais pas, et m’attachant toujours à ce bout de pain trempé qui semblait produire tant de merveilles, quand soudain les cloisons ébranlées de ma mémoire cédèrent, et ce furent les étés que je passais dans la maison de campagne que j’ai dite qui firent irruption dans ma conscience, avec leurs matins, entraînant avec eux le défilé, la charge incessante des heures bienheureuses.

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Alors je me rappelai : tous les jours, quand j’étais habillé, je descendais dans la chambre de mon grand-père qui venait de s’éveiller et prenait son thé. Il y trempait une biscotte et me la donnait à manger. Et quand ces étés furent passés, la sensation de la biscotte ramollie dans le thé fut un des refuges où les heures mortes – mortes pour l’intelligence – allèrent se blottir, et où je ne les aurais sans doute jamais retrouvées, si ce soir d’hiver, rentré glacé par la neige, ma cuisinière ne m’avait proposé le breuvage auquel la résurrection était liée, en vertu d’un pacte magique que je ne savais pas.

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Mais aussitôt que j’eus goûté à la biscotte, ce fut tout un jardin, jusque-là vague et terne, qui se peignit, avec ses allées oubliées, corbeille par corbeille, avec toutes ses fleurs, dans la petite tasse de thé, comme ces fleurs japonaises qui ne reprennent que dans l’eau.

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De même bien des journées de Venise que l’intelligence n’avait pu me rendre étaient mortes pour moi, quand l’an dernier, en traversant une cour, je m’arrêtai net au milieu des pavés inégaux et brillants. Les amis avec qui j’étais craignaient que je n’eusse glissé, mais je leur fis signe de continuer leur route, que j’allais les rejoindre ; un objet plus important m’attachait, je ne savais pas encore lequel, mais je sentais au fond de moi-même tressaillir un passé que je ne reconnaissais pas : c’était en posant le pied sur ce pavé que j’avais éprouvé ce trouble.

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Je sentais un bonheur qui m’envahissait, et que j’allais être enrichi de cette pure substance de nous-mêmes qu’est une impression passée, de la vie pure conservée pure (et que nous ne pouvons connaître que conservée, car en ce moment où nous la vivons, elle ne se présente pas à notre mémoire, mais au milieu des sensations qui la suppriment) et qui ne demandait qu’à être délivrée, qu’à venir accroître mes trésors de poésie et de vie. Mais je ne me sentais pas la puissance de la délivrer. Ah ! l’intelligence ne m’eût servi à rien en un pareil moment.

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Je refis quelques pas en arrière pour revenir à nouveau sur ces pavés inégaux et brillants, pour tâcher de me remettre dans le même état. C’était une même sensation du pied que j’avais éprouvée sur le pavage un peu inégal et lisse du baptistère de Saint-Marc. L’ombre qu’il y avait ce jour-là sur le canal où m’attendait une gondole, tout le bonheur, tout le trésor de ces heures se précipitèrent à la suite de cette sensation reconnue, et ce jour-là lui-même revécut pour moi.

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Non seulement l’intelligence ne peut rien pour nous pour ces résurrections, mais encore ces heures du passé ne vont se blottir que dans des objets où l’intelligence n’a pas cherché à les incarner. Les objets en qui vous avez cherché à établir consciemment des rapports avec les heures que vous viviez, dans ceux-là elle ne pourra pas trouver asile. Et bien plus, si une autre chose peut les ressusciter, eux, quand ils renaîtront avec elle, seront dépouillés de poésie.

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Je me souviens qu’un jour de voyage, de la fenêtre du wagon, je m’efforçais d’extraire des impressions du paysage qui passait devant moi. J’écrivais tout en voyant passer le petit cimetière de campagne, je notais des barres lumineuses de soleil sur les arbres, les fleurs du chemin pareilles à celles du Lys dans la Vallée. Depuis, souvent j’essayais, en repensant à ces arbres rayés de lumière, à ce petit cimetière de campagne, d’évoquer cette journée, j’entends cette journée elle-même, et non son froid fantôme. Jamais je n’y parvenais et je désespérais d’y réussir, quand l’autre jour, en déjeunant, je laissai tomber ma cuiller sur mon assiette. Et il se produisit alors le même son que celui du marteau des aiguilleurs qui frappaient ce jour-là les roues du train, dans les arrêts. À la même minute, l’heure brûlante et aveuglée où ce bruit tintait revécut pour moi, et toute cette journée dans sa poésie, d’où s’exceptaient seulement, acquis pour l’observation voulue et perdue pour la résurrection poétique, le cimetière du village, les arbres rayés de lumière et les fleurs balzaciennes du chemin.

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Hélas ! parfois l’objet, nous le rencontrons, la sensation perdue nous fait tressaillir, mais le temps est trop lointain, nous ne pouvons pas nommer la sensation, l’appeler, elle ne ressuscite pas. En traversant l’autre jour une office, un morceau de toile verte bouchant une partie de vitrage qui était cassée me fit arrêter net, écouter en moi-même. Un rayonnement d’été m’arrivait. Pourquoi ? J’essayai de me souvenir. Je voyais des guêpes dans un rayon de soleil, une odeur de cerises sur la table, je ne pus pas me souvenir. Pendant un instant, je fus comme ces dormeurs qui en s’éveillant dans la nuit ne savent pas où ils sont, essaient d’orienter leur corps pour prendre conscience du lieu où ils se trouvent, ne sachant dans quel lit, dans quelle maison, dans quel lieu de la terre, dans quelle année de leur vie ils se trouvent. J’hésitai ainsi un instant, cherchant à tâtons autour du carré de toile verte, les lieux, le temps où mon souvenir qui s’éveillait à peine devait se situer. J’hésitais à la fois entre toutes les sensations confuses, connues ou oubliées de ma vie ; cela ne dura qu’un instant. Bientôt je ne vis plus rien, mon souvenir s’était à jamais rendormi.