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D’ailleurs, que trouverais-je à lui dire à ce militaire hostile par principe, et venu expressément pour m’assassiner de l’autre bout de l’Europe?… S’il hésitait une seconde (qui me suffirait) que lui dirais-je?… Que serait il d’abord en réalité? Quelque employé de magasin? Un rengagé professionnel? Un fossoyeur peut-être? Dans le civil? Un cuisinier?… Les chevaux ont bien de la chance eux, car s’ils subissent aussi la guerre, comme nous, on ne leur demande pas d’y souscrire, d’avoir l’air d’y croire. Malheureux mais libres chevaux!

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L’enthousiasme hélas! c’est rien que pour nous, ce putain!

Je discernais très bien la route à ce moment et puis posés sur les côtés, sur le limon du sol, les grands carrés et volumes des maisons, aux murs blanchis de lune, comme de gros morceaux de glace inégaux, tout silence, en blocs pâles.

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Serait-ce ici la fin de tout? Combien y passerais-je de temps dans cette solitude après qu’ils m’auraient fait mon affaire? Avant d’en finir? Et dans quel fossé? Le long duquel de ces murs? Ils m’achèveraient peut-être? D’un coup de couteau? Ils arrachaient parfois les mains, les yeux et le reste… On racontait bien des choses à ce propos et des pas drôles! Qui sait?… Un pas du cheval… Encore un autre… suffiraient? Ces bêtes trottent chacune comme deux hommes en souliers de fer collés ensemble, avec un drôle de pas de gymnastique tout désuni.

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Mon cœur au chaud, ce lapin, derrière sa petite grille des côtes, agité, blotti, stupide.
Quand on se jette d’un trait du haut de la Tour Eiffel on doit sentir des choses comme ça. On voudrait se rattraper dans l’espace.
Il garda pour moi secrète sa menace, ce village, mais toutefois, pas entièrement. Au centre d’une place, un minuscule jet d’eau glougloutait pour moi tout seul.

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J’avais tout, pour moi tout seul, ce soir-là. J’étais propriétaire enfin, de la lune, du village, d’une peur énorme. J’allais me remettre au trot. Noirceur-sur-la-Lys ça devait être encore à une heure de route au moins, quand j’aperçus une lueur bien voilée au-dessus d’une porte.

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Je me dirigeai tout droit vers cette lueur et c’est ainsi que je me suis découvert une sorte d’audace, déserteuse il est vrai, mais
insoupçonnée. La lueur disparut vite, mais je l’avais bien vue. Je cognai. J’insistai, je cognai encore, j’interpellai très haut, mi en allemand, mi en français, tour à tour, pour tous les cas, ces inconnus bouclés au fond de cette ombre.

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La porte finit par s’entrouvrir, un battant.
— Qui êtes-vous? fit une voix. J’étais sauvé.
— Je suis un dragon…
— Un Français? La femme qui parlait, je pouvais l’apercevoir.
— Oui, un Français…
— C’est qu’il en est passé ici tantôt des dragons allemands… Ils parlaient français aussi ceux-là…
— Oui, mais moi, je suis français pour de bon…
— Ah!…
Elle avait l’air d’en douter.
— Où sont-ils à présent? demandai-je.
— Ils sont repartis vers Noirceur sur les huit heures…
Et elle me montrait le nord avec le doigt.

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Une jeune fille, un châle, un tablier blanc, sortaient aussi de l’ombre à présent, jusqu’au pas de la porte…
— Qu’est-ce qu’ils vous ont fait? que je lui ai demandé, les Allemands.
— Ils ont brûlé une maison près de la mairie et puis ici ils ont tué mon petit frère avec un coup de lance dans le ventre… Comme il jouait sur le pont Rouge en les regardant passer… Tenez! qu’elle me montra… Il est là… Elle ne pleurait pas. Elle ralluma cette bougie dont j’avais surpris la lueur. Et j’aperçus — c’était vrai — au fond, le petit cadavre couché sur un matelas, habillé en costume
marin; et le cou et la tête livides autant que la lueur même de la bougie, dépassaient d’un grand col carré bleu.

(Note: Pont-Rouge, lieu-dit des environs d’Armentières, par où était passé le 12° régiment de cuirassiers auquel appartenait Céline.)

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Il était recroquevillé sur lui-même, bras et jambes et dos recourbés l’enfant. Le coup de lance lui avait fait comme un axe pour la mort par le milieu du ventre. Sa mère, elle, pleurait fort, à côté, à genoux, le père aussi. Et puis, ils se mirent à gémir encore tous ensemble. Mais j’avais bien soif.

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— Vous n’avez pas une bouteille de vin à me vendre? que je demandai.
— Faut vous adresser à la mère… Elle sait peut-être s’il y en a encore… Les Allemands nous en ont pris beaucoup tantôt…
Et alors, elles se mirent à discuter ensemble à la suite de ma demande et tout bas.
— Y en a plus! qu’elle revint m’annoncer, la fille, les Allemands ont tout pris… Pourtant on leur en avait donné de nous-mêmes et beaucoup…
— Ah oui, alors, qu’ils en ont bu! que remarqua la mère, qui s’était arrêtée de pleurer, du coup. Ils aiment ça…
— Et plus de cent bouteilles, sûrement, ajouta le père, toujours à genoux lui…
— Y en a plus une seule alors? insistai-je, espérant encore, tellement j’avais grand-soif, et surtout de vin blanc, bien amer, celui qui réveille un peu. J’veux bien payer…
— Y en a plus que du très bon. Y vaut cinq francs la bouteille… consentit alors la mère.
— C’est bien! Et j’ai sorti mes cinq francs de ma poche, une grosse pièce.
— Va en chercher une! lui commanda-t-elle tout doucement à la sœur.
La sœur prit la bougie et remonta un litre de la cachette un instant plus tard.
J’étais servi, je n’avais plus qu’à m’en aller.
— Ils vont revenir? demandai-je, inquiet à nouveau.
— Peut-être, firent-ils ensemble, mais alors ils brûleront tout… Ils l’ont promis en partant…